
Le gouvernement des technosciences : que penser du rôle de l’Etat dans la controverse des mégabassines?
L’ouvrage « Le gouvernement des technosciences » de Dominique Pestre (2013) apporte un éclairage intéressant pour penser les controverses au-delà des rapports de force de l’instant présent. Il s’agit de penser le temps long, et notamment ce qui gouverne les rationalités mises en jeu. Je vous propose de parcourir avec moi quelques extraits choisis.
Controverse et Sciences & Technologies studies
« Depuis trente ou quarante ans, en opposition à la précédente, une nouvelle sociologie s’est épanouie – dont Bruno Latour est un représentant pour le champ des STS. Attentive cette fois à la manière dont les « acteurs » font sens du monde et « interagissent » – et ces mots d’acteurs et d’interaction méritent une longue analyse [Pestre, 2012a] –, elle vise à saisir ce qui émerge et ne cesse de se transformer.«
» Les science studies ont encore démontré l’importance d’aborder les questions à l’échelle des controverses les plus élémentaires (sur ce qui compte comme preuve ou fait au moment t) et de généraliser ce point aux débats sociotechniques ; l’importance de considérer les formes de gestion du différend, les espaces et outils qui concourent à d’éventuelles solutions communes. Finalement, elles ont promu d’importants travaux en termes normatifs, par exemple quant aux formes de l’expertise (transparence dans le choix des experts, principe du contradictoire, principe de publications des avis minoritaires) ou quant à la nécessité de penser des formes participatives de décision [Hermitte et Dormont, 2000 ; Joly, 1999 ; Pestre, 2011]. «
Dans le cas de la controverse des mégabassines, l’expertise prend la forme d’un rapport du BRGM, sollicité par la Coop de l’Eau (constituée par les agriculteurs de la Sèvre-Niortaise). La médiatisation du conflit autour de Sainte-Soline par les médias classiques mais aussi par les réseaux sociaux et militants vont publiciser la controverse, le rapport du BRGM va être plonger en eaux troubles. De nombreux scientifiques et vulgarisateurs vont mener un principe du contradictoire « en public ». Pourtant, les « parlements de l’eau », « comités de bassin », SDAGE sont considérées comme des formes locales et participatives de gouvernance de l’eau, et cette gouvernance serait hors de France. Preuve, s’il en est, que le principe de prise en compte des avis minoritaires…reste minoritaire dans les négociations menées. On reprochera à Delphine Bato, élue écologiste, d’avoir donner son aval au projet (et trahi les anti-bassines) en contrepartie d’actions à mener par les agriculteurs jugées insuffisantes par les militants. Parmi les avis minoritaires, il existe donc des lignes de ruptures. Des sous-controverses émergent, les acteurs sont dynamiques, et tout co-évolue.
Une dimension historique, souvent négligée dans l’analyse
Dans mon travail, je me suis attachée à comprendre cette dimension historique qui a toujours un impact, qui pèse sur les rationalités en conflits au présent. Je récapitulerai ces éléments dans une synthèse disponible dans la section « Gouverner les eaux depuis 1945 ». Il s’agit à la fois de comprendre ce qui gouverne, ce qu’on entend par la fonction de gouvernement mais aussi les dynamiques temporelles qui rendent mieux compte des oppressions des uns, et des résistances des autres. Notre exercice est périlleux (celui d’interroger le rôle de l’état dans l’évolution de la controverse des mégabassines » car la question du pouvoir, du gouvernement restait peu abordé dans le champs des STS.
« Les analyses concrètes et les manières de prendre les objets, en revanche, peuvent être plus limitées ou partiales, présenter des absences ou des points aveugles récurrents. Les préoccupations restent par exemple souvent micro-analytiques dans le champ des STS – une démarche immensément productive, mais qui ne peut épuiser tous les regards pertinents, tous les objets intéressants, comme dit Paul Veyne. Ces études de cas sont parfois mises en série et comparées, mais le plus souvent au niveau typologique, théorique ou méthodologique, tandis que la dimension historique ou cumulative – ou la densité inertielle des frictions – est souvent mal analysée, voire ignorée [Pestre, 2013, chapitre 8]
» […] et peut-être parce qu’elle cherche à penser des coadaptations constantes et évoluant dans toutes les directions à la fois, cette sociologie ne s’est pas beaucoup intéressée à la question des temporalités et de leur variation historique. Plus près des situations locales, elle n’a pas manifesté de souci pour les sens du temps qui saisissent ces situations. […]. Le rapport au temps agit comme une « seconde nature », souligne Rosa ; et il y a une « sourde violence normative » des structures temporelles qui demande à être comprise dans son être et ses effets. »
La controverse : des rapports de forces…où les dés seraient pipés d’avance?
« Plus fondamentalement, la question du pouvoir (de la gouvernementalité foucaldienne aux pouvoirs de type souverain), de la manière dont une capacité de peser sur les autres se pense, se construit et est reproduite de façon délibérée et continue, est rarement un sujet d’enquête indépendant dans ce champ. La question des dispositifs qui modèlent et font les acteurs n’est certes pas absente, mais les questions conceptuelles et sociales que pose l’action stratégique, l’organisation de long terme de l’action, le gouvernement des autres et ses mouvements tactiques, restent peu conceptualisées, peu valorisées au cœur des STS. Elles restent plutôt invisibles – et cela est dommageable pour qui veut penser la manière dont les technosciences et les technoproduits sont gérés dans le monde contemporain. «
Quand on pense les controverses comme des rapports de forces entre les actants, les acteurs et les rationalités, on comprend mieux la réserve de Dominique Pestre face à ce qu’on pourrait à l’analyse de type acteur-réseau, assez horizontale et multilatérale. Pourtant, quand la dimension historique est prise en compte… il faut admettre que les dés sont sûrement pipés d’avance.
« Dit autrement, et pour avancer quelque peu, il nous semble que, s’il importe de garder l’indétermination constamment produite par les individus et les institutions, il convient de ne pas en déduire que tout est toujours susceptible d’advenir. On doit certes garder l’idée que de l’inattendu et du radicalement neuf surgissent constamment des interactions sociales et avec la nature, mais il convient de ne pas en déduire que tout peut arriver – en bref, on ne doit pas conclure du contingent au caractère amorphe du monde. Il convient certes de garder la critique de tout déterminisme, mais aussi savoir, chose bien banale, qu’il est de la reproduction et des asymétries soigneusement entretenues dans les univers sociaux.«
Comprendre que les usages de l’eau ont toujours été conflictuels dans l’Histoire nous aide. Déjà, dans une révolution industrielle naissante, les débordements et pollutions de l’industrie font scandale et des luttes citoyennes – menés par des riverains – ont eu lieu (voir le cas très intéressant des usines à soudes https://books.openedition.org/pur/111278?lang=fr ).
Les citoyens inondent la rue, occupent les sites d’intérêts et prennent d’assaut les tribunaux. L’Etat, pendant ce temps, reste replié sur sa « raison d’état »: en soutien aux industries jugées vitales pour l’économie nationale. Or, depuis 1945 et au terme de multiples restructurations, l’agriculture est devenue cette industrie agro-alimentaire dont il faut défendre la compétitivité, pour la souveraineté de la France.
Ainsi, il est bon de noter que » […]rien n’autorise à oublier le poids central des formes verticales, des « conventions » héritées et qui pèsent, ou de la pensée stratégique du contrôle. »
« Mais cela n’autorise pas à penser cette coproduction comme indéfiniment ouverte entre « acteurs » distribués dans une sorte de monde plat. La raison en est, comme l’écrit Marion Fourcade [2009, p. 20, in Sewell], que la plupart des interactions qui comptent dans l’univers économique et politique « sont concentrées dans et autour de puissants nœuds institutionnels », que ces institutions « ont tendance à être de relativement grande envergure, centralisées et riches », que « leurs agents utilisent continûment leurs ressources considérables pour imposer des significations » et qu’ils y réussissent souvent ».
Rationalité politique et rationalité économique auraient donc…plusieurs trains d’avance dans les jeux de pouvoir mobilisés par la controverse.
Qu’entend-t-on par « gouverner » les technosciences…ou « gouverner les Eaux » par un dispositif technique comme la mégabassine?
Si nous nous référons à l’ouvrage « Le gouvernement des technosciences », gouverner est une notion complexe à définir, tant elle fait référence à des positions, des représentations, des configurations voire des hybridations. Voici quelques extraits qui en proposent une description.
- « Nous entendons « gouverner » comme la capacité de mobiliser des outils et des manières de faire pour agir et ordonner les autres […] »
- « […] nous entendons « gouverner » comme la capacité d’imaginer et de mettre en œuvre des technologies sociales, des dispositifs matériels et des discours de promesse, de crainte ou de sécurité dans le but de peser, directement ou indirectement, sur l’autonomie des individus, des institutions et des actants de toute nature «
- « […] nous entendons « gouverner » comme la capacité d’imposer légitimement les métriques qui comptent et de créer les institutions capables de les mettre en œuvre.
- « […] nous entendons « gouverner », pour citer Peter Miller et Nikolas Rose [2008, p. 54], comme « la matrice historiquement construite à travers laquelle sont articulés tous les rêves, projets, stratégies et manœuvres d’autorités qui cherchent à orienter les croyances et les comportements des autres dans des directions désirées », et qui agissent par la force et la loi, ou sur les volontés et l’environnement des personnes et des groupes.«
- « On gouverne par sa capacité à s’adapter à la critique et à y répondre, mais aussi par le discours de l’inévitable, de l’urgence ou de la crise ».
- « […] la gestion du temps et de la critique est au cœur de l’art de gouverner libéral et démocratique. »
Grâce à Dominique Pestre, on pense la notion de gouvernement comme très large – et complexe. D’autant, quand on pense à l’eau, ce bien commun dont nous dépendons tous, les citoyens se posent la question : qui gouverne l’eau? Le conflit autour du barrage de Sivens, et le décès de Rémi Fraisse – tué par une grenade offensive utilisée par la gendarmerie – a 10 ans déjà (2014). La légitimité de l’Etat est remise en question : son rôle « d’arbitre » des différents usages (privés/professionnels) de l’eau est-il si neutre qu’on le pense?
D’où l’Etat tire-t-il une légitimité?
« Dans la mesure du possible, il est judicieux de mobiliser des formes de légitimation : des valeurs (la démocratie ou la liberté), de la légitimité électorale ou de l’autorité institutionnelle, du savoir ou de l’expertise. On pourrait dire, en restant simple et un peu abstrait, qu’il existe trois grandes sources de légitimité dans le gouvernement des hommes et des choses : la légitimité qui dérive de l’élection ou d’une victoire dans l’espace médiatique ; le savoir, puisqu’il fonde la justesse des décisions ; et, plus récemment, l’efficiency, le fait d’obtenir des résultats, le fait de prouver que l’action est menée de façon efficace [Duran, 2012]. Mais il reste le vecteur de l’argent et ce qu’il offre, c’est-à-dire le pouvoir direct de faire et faire faire, une capacité à « tenir » les autres, une manière de faire les mondes peu « sophistiquée » (ce qui pourrait expliquer que les sciences sociales l’étudient moins), mais qui, dans sa banalité, est d’une redoutable efficacité »
Qui gouverne, au fond?
» Les oppositions entre État et société, public et privé, gouvernement et marché, coercition et consentement, souveraineté et autonomie, ou entre command and control et market instruments (comme on dit à l’OCDE dans les années 1980), sont trop simplistes et ne peuvent rendre compte de la manière dont les pouvoirs s’exercent. Gouverner n’est pas une activité propre à l’État – celui-ci n’est qu’un cas particulier –, mais implique au contraire toutes sortes d’autorités : politiques, légales, administratives, scolaires, familiales, économiques, techniques, scientifiques ou religieuses [Miller et Rose, 2008, p. 55]. »
Sur quoi porte le gouvernement?
« Ce gouvernement porte sur trois ensembles principaux – ou du moins ce sont ceux dont les textes qui suivent traitent avec le plus d’attention. À savoir la définition des connaissances légitimes, la définition des savoirs qui conviennent ; l’ordonnancement général qui est en place et les régulations nouvelles qui sont instituées ; et nos relations à l’environnement, à la nature, à Gaïa. Le gouvernement porte sur des savoirs, la définition et le contrôle des savoirs légitimes «
« Le gouvernement porte aujourd’hui largement sur les effets sanitaires et environnementaux du développement global .Depuis deux siècles, le fait de gérer ce qui nous entoure et est affecté ou atteint par le progrès est une règle de tout gouvernement libéral. Cette situation a conduit, au fil des deux derniers siècles, à des normes de plus en plus nombreuses, élaborées par des acteurs divers mais autorisés (experts, administrations, agences, tribunaux, etc.). Elle a aussi conduit à la multiplication des compensations financières, forme la plus courante (et facile) de traitement des problèmes [Fressoz, 2012 ; Fressoz et Pestre, 2013]. »
La démocratie environnementale, un possible dans une société technoscientifique?
« En termes temporels, les produits et systèmes techniques sont d’abord conçus et développés hors de l’espace public, dans des lieux propres, industriels et économiques, ce qui fait que les acteurs qui s’y trouvent ont une position de force particulière dans la définition des trajectoires technologiques que nos sociétés empruntent, ces produits affectent le social, transforment individus, sociétés et « nature », redéfinissent l’univers des possibles. Ils rendent le « plurivers » différent, suscitent la réaction de ceux qui sont « affectés » et font émerger de nouvelles tensions.”
« Appel est alors lancé par les sujets parlants que sont les humains à une requalification du vivre ensemble par-delà ce qui s’impose sans débat avec l’arrivée des produits. Appel est lancé pour des formes nouvelles de régulation – mais les institutions (entreprises, organisations internationales, ONG, États ou agences sanitaires ou environnementales) et les dispositifs qu’elles inventent (comités d’experts ou tables rondes) pèsent toujours lourdement sur la nature des débats, les légitimités, les formes du droit et les solutions qui finalement prévalent [Pestre, 2013]. À chacun de ces moments (du moment de l’innovation à celui de la régulation post hoc des effets non anticipés de ces nouveautés), du « gouvernement » prend forme, des gens spécifiques sont placés en position de gouverner la nature, les humains et les choses, de les gouverner de façon plus exclusive. “
“[…] la dynamique d’ensemble reste clivée entre le forum public et le lieu clos des décideurs. C’est que le monde social est toujours déjà structuré, qu’il existe des institutions et des pouvoirs légitimes en mesure de dire la réalité, de décider et de faire – en l’occurrence des hommes politiques défendant des valeurs autant que les intérêts de long terme de leurs pays et de leur industrie. “

“Le gouvernement des technosciences, des technoproduits et des effets qu’ils induisent ne commence donc pas au moment de la régulation publique. […] Il est actif lors de l’innovation et de la mise en production, avec la science mère de progrès […]. Il l’est à travers les espaces et opinions publics, à travers l’auto-saisissement des questions par des groupes organisés (ONG, think tanks, PPP, labels, entreprises), à travers des formes instituées de débats ou de règlement du différend, à travers la conception de guidelines dans des lieux fermés, mais aussi à travers des contestations publiques et des manifestations de rue qui n’ont aucune raison de cesser. “
